In 2020, Decibel members Cat Hope and Louise Devenish published “The New Virtuosity: A Manifesto for Contemporary Sonic Practice”. In response to this document, Decibel collaborator, musique concréte composer Lionel Marchetti, created this piece of writing, which we publish here for the first time in the original French. English translation to come.
GRADUEL & QUELQUES QUESTIONS…
par Lionel Marchetti
… /…
1.
ILLUSION NÉCESSAIRE
La créativité, aussi débordante soit-elle, n’est-elle pas finalement que de l’agencement? Construire, lier ou délier, rapprocher, couper, retrancher encore ; se projeter. L’invention. La trouvaille. La nouveauté et l’astuce. Et l’ensemble de ces combinaisons multiples, bien sûr, permises par l’imagination…
Il y a certainement un peu d’être dans l’acte créatif. Mais dans la création (qui bien évidemment passe aussi par l’acte créatif) l’être, après tours et détours, chemins de traverses, sinuosités, dédales et pièges divers mais surtout : ouverture — jusqu’à rejoindre on ne sait quelles limites — au faîte de sa présence soudainement se retrouve nulle part, en aucun lieu répertorié si ce n’est au sein de cet insaisissable. Mieux : en cet espace d’évidence frayant en-deçà ou au-delà. Et la teneur vive de cette situation paradoxale aura été de nous amener, justement, à l’orée d’une telle ouverture.
Une lisière.
Face à un infime scintillement.
Absolument clair et limpide.
En ce lieu plus qu’un lieu qui jouxte un tout autre type de lieu.
Un espace pour le vent, les frémissements, la grande respiration, les embranchements. La fluidité. Lors de cette expérience intérieure où ce qui naît — le vivant de l’être à l’œuvre — joue, se réjouit ; jouit et danse.
Oui, la créativité est souvent riche et féconde, précisément lorsque l’on travaille en groupe, en équipe, à plusieurs. Oui, les exigences mises en œuvre génèrent des formes. Oui, la créativité est alors prometteuse et l’énergie, qui dès lors circule, peux trouver à se fondre dans la chorégraphie générale de l’acte artistique, tout à fait respectable, qui bientôt en découle.
Cependant, en tant que compositeur définitivement solitaire (solitaire ne signifiant pas solitude, bien au contraire) il me semble indispensable de me méfier de la créativité. Au sens où certaines impasses et autres écueils, bien souvent, sont maquillés par cette sur-brillance naissant lors de l’élan collectif, si nécessaire soit-il.
Un jeu chorégraphique, c’est un fait. De la générosité et de l’honnêteté, c’est un fait. Un accord, s’il a lieu — un certain type d’accord. De la jouissance, bien heureusement. Du sensuel, de l’exaltation, de l’émotion. Et quel bonheur indispensable que tout cela. Un déploiement partagé, la réalité d’un agrandissement de qui nous sommes, c’est aussi un fait et c’est également le minimum que l’on espère.
Mais qu’en est-il de cette intensité première — pleinement ressentie et vécue comme un grand souffle, chez celle ou celui qui, compositrice, compositeur, « sachant toute solitude » (W. B. Yeats) et relié, dans tous les cas, aux autres — lorsque l’on se sait être, éminemment, au contact de forces véritables, nouvelles, grandes et hautes ; tout autant : fragiles ?
Luminosité, présences incandescentes, enthousiasme, formes naissant d’elles-mêmes et sans cesse changeantes (depuis les lointains intérieurs à toute élaboration), substrat délivrant ses puissances… et, plus que tout, cette incomparable fluidité — sans besoin par ailleurs de forceps ni d’un quelconque prétendu savoir-faire.
Qu’en est-il de l’intimité commençante ne se manifestant qu’au travers de cette clarté si particulière, au sein d’une respiration qui, à l’instant sans pareil de ses élans d’intensités, de ses improbables incandescences n’éprouve pas, finalement, le besoin d’être dévoilée ? — Au risque, étant donné l’étrangeté et la volatilité d’une telle expérience, d’être dissolue, trahie, pour ne pas dire d’être perdue, définitivement ?
Le non retour de tel ou tel clignement d’yeux.
Une forêt lumineuse.
Parfois, un séisme.
Observer ces quelques traces ; les écouter, mais aussi : ne pas les suivre.
Observer et comprendre que de tels lieux perceptif seront aussi, ensuite, dans tous les cas — au travers de la réalisation artiste — naturellement partagés.
Blancheur de la lumière froissée. Incendie.
Les êtres qui vivent ici…
J’ouvre au hasard un livre de poèmes de Roberto Juarroz :
« le lieu de la musique
[…/…]
à l’extrémité la plus lointaine de ce qui existe,
comme un presque animal si conséquemment fin
qu’il peut alors toucher jusqu’à ce point
où l’être cesse de l’être
pour être un peu plus que l’être » (1)
Dans la création se love un jeu subtil sans cesse fructifiant.
Et ce jeu est plus qu’un jeu.
Jeu avec l’illusion elle-même, bien sûr.
Mais aussi avec le peu, ce presque rien hors de toute saisie véritable qui, pourtant, si l’on sait se défaire de soi et pénétrer en de telles géographies, de passes en passes, de dérives en méandres, varie infiniment ses apparats, ses costumes et autres postures entre maître du Je et jeu de maîtres. Jusqu’à ce qu’il se délivre un autre type de règles. Un peu comme un nœud d’évadé serré au maximum bientôt se défait pour redevenir corde libre, tendue, dès lors subtilement résonante et répondant aux moindres mouvements du grand dehors.
Voici ce que je nomme l’illusion nécessaire et qu’il me semble fondamental de considérer, finement et attentivement, sur la balance du jeu.
Créer, respirer ; le vocabulaire (au sens de l’outillage, de la panoplie des façons) attise l’image.
L’image est-elle amie ? Ennemie ?
L’image est notre alliée — c’est à dire réserve de poudre, inflammable.
Dès lors, l’alliance est abondance.
Jusqu’à ce que d’elle-même, une fois consumée, l’image se retire.
Jusqu’à ce qu’elle n’ait plus lieu.
Roberto Juarroz, encore :
« Toute image tend spontanément
à écarter sa source
pour devenir autonome.
Et ces mondes d’images flottantes
tentent aussi de se passer des autres
en quête d’un espace plus libre.
Car au-delà de la lourdeur des corps,
seules les images sont libres.
Par conséquent l’homme doit
se transformer en image.
Ou laisser son image partir librement
et apprendre à rester sans image. » (2)
2.
DU RETRAIT
Le compositeur, la compositrice qui connaît l’importance du retrait — au sens d’arpenter un espace ouvert sans cesse se renouvelant, un lieu non encore répertorié et à explorer — en aucun cas ne saurait se faire prendre au piège d’une prétendue exclusivité qui lui appartiendrait, bien au contraire.
L’exclusivité, c’est l’exclusion ; c’est ne vouloir garder que pour soi. Le retrait, à l’inverse — accepter de se retirer en soi — signifie également l’échange à venir.
Si la compositrice ou le compositeur se retire dans l’intensité de cet accord qui n’existe que dans l’insaisissable, aux limites — et que bien sûr il l’aborde comme tel, c’est à dire en acceptant frontalement ce grand souffle — plutôt que d’exclure, plutôt que de s’exclure, il offre.
Tel est sa générosité. Telle sa hauteur, sa noblesse.
Quelque chose de l’ordre du don.
Un détachement.
3.
L’INVISIBILITÉ
Si l’invisibilité est se cacher pour grignoter un repas volé ou même, hélas, une façon malsaine d’achever sa proie — non à l’invisibilité !
Si l’invisibilité est ce désir, comme une obscène volonté, de tout garder pour soi — non à l’invisibilité !
Si l’invisibilité c’est prétendre avoir une réponse lorsque la vie n’est que questions — non à l’invisibilité !
J’ouvre au hasard un livre de poèmes de Etel Adnan :
« Cela fait peur. L’orage gronde. Les vagues sont brutales. Le vent siffle et le froid est seul. Tout est apocalyptique. » (3)
4.
UNE CACHE
Qu’en est-il donc de ces caches nécessaires à toute propagation (ou dissipation) de l’intensité, lorsque l’on sait, intuitivement, puis par expérience, qu’il est inévitable de se laisser prendre, emporter ou défaire, qu’il est crucial d’accepter les contours et les autres ondulations de ces singulières complexités voilées ? Et ce, dans la pudeur d’un acte qui se doit, avant tout, de rester simple et naturel — sans aucun nom, sans autre chose pour respiration que l’indice ressenti d’un potentiel, d’un devenir.
Changements, mutations, mouvements.
Fertilité.
En aucun cas désir désirant.
« Je vais perdant le désir de ce que je cherche, en cherchant ce que je
désire » nous dit Antonio Porchia. (4)
Les mains brûlent.
La matière est difficile, sinueuse, tortueuse ; irradiante.
La matière aime à s’échapper.
La matière est un fait.
Le travail — s’il a vraiment lieu, s’il existe dans l’intensité de ces interstices où la chose, plus qu’une chose désormais, s’affirme comme compagne de telles manifestations, d’un tel phénomène — est alors un grand travail. (5)
Selon la voie prise, il est parfois nécessaire de s’enfuir, quasiment de se perdre. S’avancer loin et pourquoi pas : se cacher. Non pas pour disparaître mais pour se lover.
Se lover au sein d’un certain silence.
De là : évoluer, grandir et mûrir.
L’écoute ? Un labyrinthe.
Ici, une vulnérabilité existe.
Cette vulnérabilité est saine.
Le chemin, le cheminement, s’il est celui d’une réalité intérieure, ne nécessite-t-il pas une telle part de secret ?
De l’importance de la pudeur, de l’intime. Aux yeux des autres, certainement ; mais essentiellement pour s’accorder à cette invisibilité en soi-même, lorsque désormais les caches sont aussi celles qui nous approchent de ces portes qui bientôt affleurent à l’horizon d’un monde ouvert, pour ne pas dire au sein d’une multiplicité de mondes ouverts. Se rendre disponible à cela. Au risque, encore une fois, mais tel est aussi l’éventail du jeu du monde, d’être éventuellement balayé par le non regard, la non écoute de celle ou celui qui resté en territoire extérieur, se refuse à pénétrer la forge.
5.
VULNÉRABILITÉ
La vulnérabilité est aussi une force.
Dans la vulnérabilité se tient la souplesse. Associée, toujours, à la générosité et à la disponibilité. Jusqu’à cette possibilité — à considérer comme une chance — d’entrer dans un espace autre. Tout du moins sur son seuil.
Cet espace autre serait également celui d’une grande santé, tout comme l’envie de partager cette grande santé — santé physique et mentale ; écologie de l’esprit.
La souplesse ? Une plante, qui guérit.
La vulnérabilité est à la fois une façon d’accueillir le souffle du monde, ses frémissements, et cette possibilité d’un contact essentiel pour une entrée dans le flux d’une grande respiration.
Bientôt redonnée.
L’artiste se tient la, sur le seuil de tels tournoiements — au sein d’une tempête.
L’œuvre est un rond
avec en son centre
une tempête.
6.
EXIGENCE
Découvrir dans l’acte.
La pratique perpétuelle.
Laisser venir ; laisser advenir.
Depuis un vide. Mais il aura bien sûr été nécessaire de se frayer un passage, de fouiller, d’extraire et de forger. Il aura été nécessaire de pratiquer pleinement, longuement, de découvrir, recouvrir, effacer, prendre et laisser, d’oublier, d’aimer ou encore de détester. Nous restons des hommes et des femmes, nous sommes des femmes et des hommes.
La technique, n’est-ce pas tout simplement le chemin sur lequel on est ? Non pas pour simplement passer mais pour se déplacer en soi-même, au-delà de soi-même afin d’être entier à l’instant de toute aventure — si bien sûr on est en quête d’un accomplissement. S’il existe une virtuosité nécessaire, elle se situe, toujours, en toute rigueur, au-delà même de la technique. En ces régions où l’intégrité est à comprendre et à acquérir au sens d’un détachement. Et lorsque ce détachement devient la respiration elle-même, dans ce non-agir qui est la volonté-force de l’exigence elle-même.
Apologie des lointains.
J’ouvre au hasard un livre de poèmes de Pierre Oster :
« Chaque poème se construit selon une exigence singulière, qui
n’apparaît qu’avec le poème et ne se développe qu’avec lui. » (6)
7.
LA FORME
De là, toutes les formes naissent et grandissent.
La forme n’est pas un calque posé sur le monde.
La forme n’est pas le fruit d’une décision : elle est simplement la reconnaissance du réel — lorsqu’il advient.
La forme, en aucun cas, ne peut être une formule.
Il existe un être de l’écriture musicale.
Tout comme il existe, dirait-on, un être de la forme.
Lorsque nous voici engagés dans la pratique, à un certain moment cet être se manifeste. Il apparaît et il se doit d’être reconnu. Il existe. À un point tel que parfois, furtivement, il s’échappe.
Cet évidence de la forme qui prend corps a lieu au sein même de ce corps d’évidence.
Le chemin est celui de la sensation.
L’évidence est aussi un vide.
La sensation est en elle-même le chemin.
« À chaque pas se lève le vent pur » nous dit une phrase à méditer Zen.
La forme a lieu, si elle naît — finement et surtout spontanément — de la sensation.
Lorsque la sensation est saisissement.
Accepter, tout autant, de se révéler au sein du saisissement.
Sinon seul reste, tel un déchet sur le sol d’un monde clôt, un agencement pauvre et bien souvent compliqué.
La forme est évidence lorsque l’évidence est aussi ce qui se retire, naturellement — un peu comme la marée se retire et nous offre cette laisse de haut mer où magnifiquement scintillent des formes.
Si la technique n’est tout d’abord que technique nécessaire, il est important que ce soit, rapidement, à la condition de la promesse d’un détachement, d’une distance qui n’existe que lorsque la technique se glisse dans l’interstice d’une respiration. Dans la faille d’une inspiration.
Lorsque parler nous propose une parole et non une phrase vide de sens.
Lorsque le feu brûle, véritablement, et qu’il n’est pas qu’image du feu.
Lorsque l’image, si elle existe, prend vie, non pas comme un bout de papier froissé, déjà jeté, mais lorsque ce qui en émane est une effluve qui appartient, désormais, au grand flux du monde.
J’ouvre au hasard un livre de Jean-Yves Leloup :
« Ce que nous faisons — travail, relations, mode de vie — nous rapproche-t-il de l’Être, ou au contraire nous en éloigne-t-il?»(7)
8.
CONCEPT
Le concept est-il une façon de se projeter ? Le concept est-il ce que parfois l’on nomme vulgairement un projet ? Ou plutôt : le concept est-il là uniquement à l’envie de ce fruit tant attendu ? Concept cherchant à conquérir, désespérément et outrageusement, sa maturité…
Lorsque la pensée, en art, d’elle-même et d’instinct se manifeste — au sens de ce qui advient à l’instant où cela advient ; tel que cela est — j’admet éventuellement le concept, dans ce cas, comme pensée reçue sur le champ d’une attention ouverte et disponible, depuis le moment présent.
L’ouvrage du musicien, du compositeur, de la compositrice, serait-il alors une forme de pensée réalisée ?
Instillation, étrange inoculation depuis le dehors mais aussi depuis ce dehors intérieur à nous-même.
De la transmission.
Ce qui fait la présence ; ce qui la rend visible ou audible jusqu’à ce qu’enfin nous la rendions à ce même grand dehors.
Manifestation pleine au-delà du futur, en-deçà du passé.
Sans volonté obligée de conception mais naturellement concevant.
Une façon de jouir, pleinement, de ce contact avec le flux du monde. Pour une exigence désormais éprouvée des correspondances auxquelles on s’accorde. Et nous orientant. Vitalité reine n’ayant rien à défendre, située par-delà tout désir désirant. Force verticale, essentiellement rayonnante, cependant. Désintéressée et finalement, sans pourquoi.
Si le concept est un projet, au sens d’un Je qui dans le jeu cherche à conquérir, à devenir (et non plus à advenir) mais aussi à s’imposer, à envahir — comme s’il lui était possible de répondre au lieu de questionner — je me détourne du concept.
Être pris dans un concept, être accroché dans une toile préconçue, c’est abandonner la voie, celle qui respire. C’est être stoppé. Et si, de plus, un concept est à défendre, s’il est à la recherche d’une excuse, à vrai dire, il n’est pas là.
Se projeter ; projeter ? — C’est n’être pas là.
Avec humour :
La lettre R, résonnante — circulante vive — du mot concert (tel est l’enjeu) se refuse à lettre P, particulièrement plane du mot concept.
J’ouvre au hasard un livre de O. V. de L. Milosz :
« J’ai vu. Celui qui a vu cesse de penser et de sentir. Il ne sait plus que décrire ce qu’il a vu. » (8)
9.
LE JOUR
L’énergie nous embrasse ; l’énergie embrase.
Elle est là.
Plus qu’un soutien, elle est peut-être le corps même de ce qui nous constitue, de qui nous sommes. Tout du moins elle est cette manifestation nous reliant à la substance.
Mais l’énergie n’est pas tout. Peut-être même est-elle ce qu’il est indispensable, bien souvent et paradoxalement, de contenir, de maintenir et canaliser — de juguler, dit- on parfois — et ce, afin d’en faire une force d’ouverture et non pas de conquête. Dans un tel cas, en effet, le risque est qu’elle prenne possession de nous, nous soumette, devienne exclusive. Telle est aussi son caractère dangereux et contagieux.
L’énergie.
Le feu du réel — un incendie.
Une pierre dénuée de son énergie de pierre est moins que de la matière.
S’il existe une générosité du monde ? Ce serait l’énergie.
Accepter, accueillir de telles forces et en avoir conscience.
L’énergie est aussi celle du jeu.
Éloignée de toute idée origine, l’énergie est musique du monde.
Peut-être même est-elle le jour du monde.
10.
NŒUD
S’il était cependant possible d’attraper l’énergie, elle ne serait plus ce qu’elle est, à savoir un nœud de forces — insaisissable. Et c’est justement cette saisie impossible qui, depuis un tel tourbillon, par les relations générées, tout ces éclats, ces tiraillements, ces éclairs, est à l’origine même d’une efficacité naissant de la relation.
Faire et défaire.
Être imbriqué dans la réalité. En faire partie. Se situer au-delà de toute cause, lors même qu’un semblant point de départ naît depuis tel ou tel frottements : voici, d’ailleurs, l’éclosion d’une illusion.
Cette illusion est belle.
Pourquoi ne pas l’accueillir ?
Les frottements deviennent alors un flottement, une dérive, un éclat.
Une étincelle.
Et nous voici portés par cette vigueur — une musique frayant sans cesse, tant au travers de la matière que dans le monde des vivants, dont nous sommes.
J’ouvre au hasard un livre de poèmes d’Eugène Guillevic :
« Sois calme, fixe toi-même
L’heure de tes marées
Et ne t’inquiète pas du vent,
Même de ce vent
Qui est en toi
Et cherche on ne sait quoi. » (9)
11.
TRANSGRESSION
La transgression (transgressio ; latin catholique : violation, péché, faute) n’a pas lieu d’être, n’a pas sa place, à vrai dire, ni dans ma pensée, ni dans ma pratique et aucunement dans la fraîcheur d’un espace ouvert…
… et tout ça est déjà soufflé par le grand vent qui chaque jour se lève, quelque soit le lieu, quelque soit l’heure du jour ou de la nuit.
Qu’est-ce que le vent ?
Le vent, c’est ce qui naît, précisément, non pas d’un enjambement, d’un évitement ou de la violence, mais d’un accueil — puisque un vide est disponible.
Pour des valeurs qui d’elles-mêmes se manifestent lorsque l’on considère que la place, toujours, se doit d’être laissée vacante.
Afin que naisse le vent, justement.
De là se crée un grand mouvement.
Et c’est bel et bien ce mouvement qui est vivant.
Mouvement auquel on s’ajuste.
Un face à face.
Dans transgression, à l’inverse, il y a agression, viol, faute.
La transgression est anti-sensuelle.
L’artiste, situé au-delà, respire, inspire et expire, tout simplement. Car l’artiste a vu. L’artiste a entendu et compris que l’illimité, justement — et particulièrement l’illimité des formes sans cesse se déployant –— est une poussée. Une croissance. Une façon, aussi, de grandir, de s’agrandir et d’agrandir. D’enrichir. Et non pas d’augmenter par excès de volonté.
Un accroissement, donc, tant de cette même forme que d’une panoplie de forces, en dessous (et en devenir), emportant celle ou celui qui l’accueille jusqu’à ce qu’enfin il déploie tout l’ensemble et l’offre — le donne — par sa pratique et ses ouvrages.
En tant qu’expansion.
Un essor — une portée.
La transgression, à l’opposé, est contraction.
La transgression — héritage improductif — n’a selon moi pas grand chose à faire dans le jeu du monde.
J’ouvre au hasard un livre de poèmes de Jean Mambrino :
« Regarde
caché dans ton regard.
Regarde-le qui voit.
Dis
ce qu’il voit.
Ce que tu ne peux voir.
Dans cet écart
la poésie. » (10)
12.
UN SAUT
Depuis cette situation, qui parle ?
Le réel, lorsqu’il se précipite (au cœur de l’ouvrage) et bouscule tout, est-il davantage réel ?
L’obscurité ; l’obscur — tout autant : l’harmonie.
Les cercles qui nous constituent se tiennent à l’équilibre.
Voici une cape tournoyant autour d’un axe, celui d’un moi sans réelle consistance — et fort heureusement, il est là.
Le brûler ; quelles en sont les conséquences ? Sa renaissance.
Mais aussi le brûler au sens d’apprécier, tout simplement, la beauté de cette flamme sur un ciel vide.
Le brûler et observer, au travers de ce feu froid, l’harmonie envahissante de paysages nouveaux qui se dessinent.
13.
DES PROFONDEURS
Ne pas parler, ne pas ostensiblement s’exprimer. Garder le silence. C’est à dire, si l’on s’en réfère aux mots : considérer hautement le silence. Veiller. Car le silence est là. Il existe. Il se tient à nos côtés. Il est cette intensité pleine et dense. Mais aussi mouvante. Observer le silence, encore et encore. Se tenir activement en cette zone. Un pli. Des lacis. Écouter. S’il existe une telle présence, en creux, notre façon d’être, notre cheminement, quelque soit le lieu ou l’instant se doit d’être à la hauteur de ces profondeurs. Tous et toutes sommes les gardiennes, les gardiens de cette richesse d’existence.
J’ouvre au hasard un livre de poèmes de Pierre Oster :
« Obtiendrai-je jamais de construire un édifice digne des nuages? » (11)
14.
LUMINESCENCES
« si tu contemples les ombres
tu verras luire les lointains
car elles dessinent le monde
même la nuit.» (12)
Jean Mambrino
La beauté de la pratique et ses luminescences. Elles se détachent d’elles-mêmes, agissent, dansent jusqu’à ce que l’ouvrage s’affirme en tant qu’ouvrage. Naïvement, tout d’abord, nous croyions en l’existence de ces sillons, à la véracité de cet autre signe prétendument déjà là, à ces quelques indices ou preuves. Mieux : en la réalité de cet étrange cocon extérieur.
Mais seule la pratique (avec ses routines nécessaires, nombreuses, tout comme l’immensité de ses méandres) compte. Et l’ouvrage, à un moment donné prend forme, grandit. Enfin se détache.
Une vivacité dans la vivacité.
À partir d’ici ne sommes nous pas étrangers, étrangères, ombres plus qu’ombres — à moins que nous ne soyons là plus que lumières inverses — virevoltant dans cette finesse naturelle née de ce même détachement, lui-même advenu depuis cet improbable non-faire et, dans le même élan, nous situant désormais à la charnière d’une relation nouvelle ?
Le flux, le reflux.
Un immense mouvement dans les luminescences.
La beauté de la pratique n’existe-t-elle qu’à la condition d’une échappée au sein même de la pratique ?
L’acte — s’il est juste — est alors légèreté.
Quand bien même ce qui se réalise ici n’exclue pas, aucunement, l’intensité.
Tout comme la possibilité des tempêtes.
&
15.
Extrait d’une note de travail envoyée à l’ensemble Decibel lors de répétitions pour Inland lake (le lac intérieur)
INLAND LAKE
Chimie du jour, chimie de la nuit
Le dépôt, au sens du limon ; fertilité inattendue, mouvements d’une matière retenue, proche de ce que serait un lichen vivant sur un granit.
Absence d’impact mais précision des inscriptions, des lignes, des motifs — un réseau.
Le tout à l’échelle d’un grand geste.
Transmettre chaque geste tout en le laissant, de lui- même, advenir, jusqu’à rejoindre ces quelques ramifications nécessaire à la fertilité commençante.
Une trace sur le sol — un animal est passé par là, sans qu’il cherche, par ailleurs, à laisser de traces.
Il s’agirait d’apercevoir une forme d’elle-même se manifester dans un milieu de vastes forces, de se faire prendre à ses multiples viscosités lentes, à sa réalité naturelle, à sa respiration.
Deux grandes temporalités sont envisagées.
L’une, minérale et végétale à la fois, liée au sol ; l’autre, d’éther, amante du ciel et de l’horizon, de ses lumières multiples.
Deux grandes échelles, également, dans la matière, dans l’espace (la sensation d’espace) mais aussi en ce qui concerne le temps.
La première, sèche, jouit de ce vent au ras du sol. Nous sommes ainsi à l’équilibre sur une très grande pierre, lentement mouvante, évoluant au sein de son propre temps ; son aimantation, son aspect tellurique, son attraction nous oblige à nous courber vers elle.
La seconde, cette fois-ci humide, s’étire à l’horizon, grandit et s’éloigne sans cesse — car l’espace désire toujours remplir et se remplir.
L’aube.
Une force de vie.
Le vent — attendre, du vent, qu’il apporte ce que lui seul sait.
Des voix humaines, radiophoniques, hasardeuses et minuscules se révèlent. Elles nous survolent, comme des pollens.
Il y a également, toujours, au plus proche de la main, au plus proche du souffle, quelques résidus, quelques poussières qui frayent et nous accompagnent de leur présence.
Puis l’ensemble se dissout de lui-même lorsque les conditions climatiques et de vie ne sont plus réunies.
Un sol sec, de l’effritement, des particules, du moléculaire et, plus loin, à distance, par-delà l’humide, une ligne — un horizon premier — que les instruments suivent, intimement.
Un fil d’araignée est devant nos yeux ; enfin, se tissant : une toile entière.
Inland lake (le lac intérieur) — ici, le sec et l’humide participent, dirait-on, d’une même danse naturelle.
… /…
Lionel Marchetti – 2020 (révision 2023
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References
(1) Roberto Juarroz, in dixième poésie verticale, éd. José Corti, 2012, trad. François-Michel Durazzo, p. 49.
(2) Ibid., p.13.
(3) Etel Adnan, in Le destin va ramener les étés sombres, éd. Points, 2022, p. 129. 3
(4) Antonio Porchia, in Voix, trad. Roger Caillois, éd. Les immémoriaux, Fata Morgana, 1992, p. 30.
(5) L’expression est de Kenneth White.
(6) Pierre Oster, in Paysage du Tout, nrf, Poésie/Gallimard, 2022, p. 219.
(7) Jean-Yves Leloup, in L’Évangile de Marie, Myriam de Magdala, éd. Albin Michel, Spiritualités 7 vivantes, 2000, p. 69.
(8) Milosz, in Maximes et pensées, éd. André Silvaire, 1967, p. 100.
(9) Guillevic, in Quotidiennes, éd. NRF Gallimard, 2002, p. 80
(10) Jean Mambrino, in ainsi ruse le mystère, éd. José Corti, 1983, p. 56.
(11) Pierre Oster, op. cit., p. 279.
(12) Jean Mambrino, op. cit., p. 176.
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Top banner photo credit: An image of Lionel Marchetti’s notebook, where this piece was drafted.
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The New Virtuosity manifesto is discussed in the upcoming publication ‘Contemporary Musical Virtuosities’ edited by Louise Devenish and Cat Hope, on Routledge.
The latest collaboration between Lionel Marchetti and Decibel ‘Inland Lake’ is out now on Room
